Société-Fin de vie : le tabou
Interview de Marie de Hennezel qui a exercé auprès de personnes en fin de vie, au sein de la première unité de soins palliatifs créée en France, à Paris. En 2003, à la demande du gouvernement, elle a rendu un rapport intitulé « Fin de vie, le devoir d’accompagnement », qui a inspiré la première loi française spécifique aux droits des malades à l’approche de la mort, dite loi Leonetti de 2005. Aujourd’hui âgée de 76 ans, elle s’oppose à toute légalisation de l’aide active à mourir en France et milite pour une meilleure prise en compte des personnes âgées dans la société. ( franceinfo)
Dans un récent rapport, le Conseil consultatif national d’éthique a relevé que « la fin de vie n’est plus perçue comme un temps essentiel de l’expérience humaine ». Partagez-vous ce constat ?
Marie de Hennezel : Oui. On veut escamoter ce temps. On veut anticiper la mort ou être endormi dans les derniers moments. On considère que bien mourir, c’est mourir dans son sommeil, rapidement, sans déranger les autres. Or, le temps du mourir est précieux. Les derniers échanges qu’un mourant peut avoir avec ses proches lui permettent de partir apaisé et aident les autres à vivre un deuil différent.
N’oublions pas la rupture anthropologique qu’a constituée l’interdiction des visites lors de la crise du Covid-19. De nombreuses familles ont été privées des rituels d’adieu. Les dernières paroles et les derniers gestes sont irremplaçables. Ce sont des temps de méditation sur la finitude, une confrontation de chacun à sa propre mort.
Le fait de pouvoir choisir le moment de sa mort ne permettrait-il pas de mieux organiser sa fin de vie et de redonner de la force à ce « temps essentiel » ?
Je comprends que certaines personnes puissent se dire que c’est la seule manière de pouvoir être sujet de sa mort. Mais c’est quand même dommage. Le suicide assisté et l’euthanasie poseraient d’autres problèmes. Pensez aux proches. Ceux qui accompagnent la personne peuvent se sentir coupables de ne pas avoir réussi à la retenir à la vie. Ceux qui n’y vont pas se sentent coupables de ne pas avoir été là dans les derniers instants. Quoi qu’on fasse, on se sent coupable. C’est quand même assez violent. Quant aux médecins qui pratiquent l’euthanasie, ce n’est pas anodin. J’en ai suivi en psychothérapie. Ils en faisaient des cauchemars après. C’est un acte radical, brutal.
Depuis une quinzaine d’années, vous animez des groupes de parole auprès de personnes retraitées. Quel est leur regard sur leur fin de vie ?
Il y a deux publics. Les 60-80 ans que je rencontre souhaitent préserver leur autonomie et souvent pouvoir choisir le moment de leur mort. C’est une génération encore bien portante, qui veut maîtriser ses derniers moments. Pour les 80-100 ans avec qui j’échange, c’est complètement autre chose. Ils ne demandent pas d’injection létale, mais pensent tous à la mort et aimeraient en parler. Seulement, ils n’ont personne avec qui le faire. Les familles ne veulent pas souvent aborder la question, le personnel des résidences non plus. La solidarité intergénérationnelle s’effrite. Il y a une solitude immense.
Qu’ont envie de dire ces personnes âgées ?
Elles appréhendent la mort en tant que destin de façon relativement apaisée. En revanche, elles redoutent la manière dont elles vont mourir, avec le spectre d’être transférées à l’hôpital et de finir sur un brancard aux urgences, comme cela arrive trop fréquemment.
« Les personnes âgées s’interrogent aussi sur le sens et l’utilité de leur existence. »
Leur crainte : être considérées un jour comme un poids pour la société. « Ne fera-t-on pas pression sur nous pour qu’on ait l’élégance de s’en aller ? », me confiait une femme de 86 ans. « Peut-être qu’on nous culpabilisera de vouloir rester en vie », m’a dit une autre. Nous vivons dans une société jeuniste, qui valorise la performance, la rentabilité, l’efficacité. Ces personnes le perçoivent très bien.
Une loi sur le grand âge, promise lors du précédent quinquennat et destinée à améliorer les conditions de vie des personnes en perte d’autonomie, a finalement été abandonnée. Comment l’interprétez-vous ?
C’est un très mauvais signal, d’autant qu’il est désormais question d’une loi sur la fin de vie. La génération des baby-boomers commence à arriver dans les zones de fragilité du grand âge. Elle perçoit bien le manque d’investissements en matière d’accompagnement, d’habitat, de mobilité… Quand vous allez avoir presque 30% de la population en perte d’autonomie, ces personnes âgées risquent de se sentir comme un poids pour la société. Vous verrez qu’un certain nombre de personnes auront le sentiment d’une vieillesse indigne et réclameront la mort. Prenons soin de préserver leur estime d’elles-mêmes.
Où en est notre société dans son rapport à la mort ?
Elle entretient un rapport très paradoxal avec la mort. Il y a une phrase de l’anthropologue Louis-Vincent Thomas qui résume tout : « Nous sommes dans une société thanatophobe et mortifère. »
« Par peur de la mort, nous voulons l’anticiper. »
Faire face à la mort et rester vivant jusqu’au bout n’est pas facile dans un monde qui dénie la mort et qui valorise l’autonomie et la maîtrise sur sa vie. On en vient à parler de « droit à la mort », de « liberté de choisir le moment de sa mort ». Cette volonté de maîtrise est une façon de faire face à sa peur. Or c’est surtout une volonté de bien-portants. Plus on approche de la fin de sa vie et plus, en général, on y tient. Mais le tabou qui règne dans les familles et dans le monde médical engendre une grande solitude chez ceux qui vont mourir.
A quand remonte le déni de la mort ?
Cela a commencé après-guerre, avec les progrès de la médecine et le souhait de faire reculer la mort. Avec succès, d’ailleurs, puisque nous avons gagné 20 années d’espérance de vie depuis 1945. Or cette médecine toute-puissante a un rapport difficile à la mort. Durant mon parcours, je n’ai presque connu que des médecins pour qui la mort était un échec.
Le corps médical a beaucoup à apprendre des services de soins palliatifs : on y accepte que les personnes vont mourir et que ce n’est pas un échec. Plutôt que de s’obstiner, on y aide les patients à mourir le mieux possible, sans souffrance. Malheureusement, les médecins sont trop peu formés à cette culture. Il faudrait instituer, chaque année, dans les hôpitaux, une réunion obligatoire pour sensibiliser tous les soignants à l’accompagnement de la fin de vie.
Vous avez été la première psychologue à intervenir en unité de soins palliatifs. Comment les patients y appréhendaient-ils leurs derniers moments ?
Ils avaient d’abord besoin de vérité. A l’époque, il y avait cette comédie du mensonge dans les autres services : on racontait aux gens qu’on allait les retaper et que, 15 jours plus tard, ils allaient sortir et que tout irait bien. Mais ces personnes sentaient bien que leur corps s’affaiblissait et qu’elles allaient mourir. Le discours qu’on leur tenait, en contradiction avec ce qu’elles sentaient, les angoissait.
J’ai trouvé remarquable, en soins palliatifs, que les médecins et l’équipe ne jouent pas cette comédie. Ils avaient l’intelligence de dire ce qu’ils savaient et ce qu’ils ne savaient pas. Ils reconnaissaient ne plus pouvoir guérir le patient, mais ne donnaient pas de pronostic chiffré.
« Le temps qu’il reste à quelqu’un dépend du mystère des corps et des échéances intimes de chacun. »
Certains ont peur de mourir et se disent : « Autant que cela intervienne le plus vite possible. » J’en ai vu lâcher prise intérieurement et mourir assez rapidement. D’autres ont besoin de temps, pour vivre des choses importantes. Il peut y avoir un regain de vitalité, une appétence relationnelle, une envie de rencontrer des gens, de boucler la boucle avec eux. C’est une question de tempérament et de personnalité. A partir du moment où chacun est dans la vérité, il peut décider au fond de lui ce qui va se passer.
Comment les proches, plongés dans cette société de déni de la mort, trouvaient-ils leur place ?
Ce sont les mourants qui aidaient les vivants. Ils abordaient eux-mêmes la question de leur mort. Et nous, dans l’équipe, nous faisions tout ce que nous pouvions pour aider les proches à surmonter leur peur d’entrer dans la chambre, d’être présents, de tenir la main, de parler. C’est vraiment un temps essentiel, qu’il faut préserver, sans l’escamoter.