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La vie sur terre menacée par l’agriculture industrielle

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La vie sur terre menacée par l’agriculture industrielle

Six des neuf limites planétaires sont désormais dépassées. Et l’agriculture industrielle porte une lourde responsabilité. C’est ce que rapporte l’équipe de scientifiques réunie autour de Johan Rockström, dans un article paru en septembre dernier.

Pour rappel, les limites planétaires sont des valeurs d’indicateurs de perturbation au-delà desquelles la dynamique du système Terre s’engage dans une dérive incontrôlable et irréversible qui compromet l’habitabilité même de notre planète. Ce concept de dépassement est clair pour la plus connue de ces limites, celle qui concerne le réchauffement du climat. Pour maintenir l’accroissement de la température moyenne du globe en dessous de 1,5 °C, et éviter ainsi, sinon le changement climatique déjà en cours, du moins son emballement au-delà de ce qui est supportable, il faut maintenir la teneur en CO2 atmosphérique en dessous d’un certain seuil, ce qui nécessite d’atteindre rapidement une neutralité des émissions de CO2.

par Gilles Billen
Directeur de recherche CNRS émérite, biogéochimie territoriale, Sorbonne Université dans The Conversation

Sur 9 variables du système Terre monitorées, 6 font aujourd’hui l’objet d’un dépassement de frontière planétaire.

La pertinence d’une telle limite globale en ce qui concerne le climat est facile à admettre parce que le cycle du carbone est ouvert sur l’ensemble de la planète et le CO2 émis (ou capté) en n’importe quel endroit du globe affecte immédiatement l’ensemble de l’atmosphère. Il en va différemment pour la limite planétaire relative à l’azote, dont le dépassement résulte en grande partie et de façon plus complexe de l’industrialisation de la production agricole.

Mais comment l’agriculture peut-elle affecter le cycle de l’azote ? Comment celui-ci a-t-il pu atteindre un point de dépassement ? L’industrialisation de l’agriculture est-elle indispensable pour nourrir l’humanité ? Faisons le point.

Pour commencer, il faut bien se représenter le cycle naturel du carbone et de l’azote, deux des principaux éléments constitutifs de la matière vivante, dans la forêt par exemple. Le fonctionnement de la forêt repose sur l’équilibre entre d’une part la production végétale, qui transforme les formes minérales (inorganiques) du carbone et de l’azote en biomasse (organique), et d’autre part la décomposition de cette biomasse par les animaux, les champignons ou les microorganismes qui la reminéralisent.

Mais alors que la forme inorganique du carbone (le CO2) est présente dans l’atmosphère, uniformément distribuée à l’échelle du globe et prélevée par les plantes au niveau de leurs feuilles, l’azote, lui, est reminéralisé dans le sol et prélevé par les racines des plantes. La fermeture du cycle de l’azote doit ainsi être locale : toute perte entraîne un risque d’appauvrissement du sol qui compromet la poursuite de la croissance végétale.

Or, l’azote minéral présent dans les sols, est très mobile. Il existe sous plusieurs formes, l’ammoniac (NH3, NH4+) très volatile, le protoxyde d’azote (N2O) gazeux, le nitrate (NO3-) très soluble. Les pertes d’azote vers l’atmosphère et vers les eaux souterraines sont donc importantes, et c’est bien ce qui fait de l’azote l’élément limitant principal de la production des végétaux.

Pourtant, l’azote est présent largement dans l’atmosphère : il en constitue même 78 %, mais il s’y trouve sous sa forme moléculaire N2, un gaz inerte que la plupart des organismes sont incapables d’utiliser. Seule une classe de végétaux, les légumineuses (pois, lentilles, haricots ; trèfle, luzerne ; mais aussi certains arbres comme l’acacia), sont capables de puiser dans ce stock d’azote gazeux grâce à une association symbiotique avec des bactéries disposant des enzymes nécessaires pour transformer l’azote moléculaire en protéines. C’est cette fixation symbiotique qui compense les pertes environnementales naturelles d’azote et permet la pérennité du fonctionnement des écosystèmes terrestres.

Dans le cas des systèmes agricoles, le cycle de l’azote est structurellement ouvert. À chaque récolte de végétaux, l’azote qui y est contenu est emporté loin du sol dont il provient. Pour éviter l’appauvrissement du sol, il est donc nécessaire de lui restituer par un moyen ou par un autre l’azote qui lui a été soustrait tant par la récolte elle-même que par les pertes environnementales : c’est l’objet de la fertilisation.

Il existe de nombreux modes de fertilisation. L’épandage des excréments des animaux et des hommes qui ont consommé les plantes constitue la manière la plus naturelle d’assurer le bouclage du cycle de l’azote, mais il peut être malaisé si le lieu de consommation des aliments est éloigné de celui de leur production. Par contre, l’épandage sur les terres arables des déjections du bétail nourri sur des pâturages semi-naturels voisins peut constituer le moyen d’un transfert de fertilité de ces pâturages vers les terres arables.

C’était la base de la fertilisation des systèmes de polyculture-élevage traditionnels. Le recours à des rotations culturales dans lesquelles alternent les céréales et les légumineuses constitue également un moyen de fournir aux céréales l’azote fixé par les légumineuses qui les précèdent sur la même parcelle. En climat tropical, la coexistence d’arbres fixateurs d’azote et de cultures herbacées permet aussi un apport d’azote par fixation symbiotique. On le voit, les moyens traditionnels d’assurer la fertilisation des sols agricoles ne manquent pas.

Depuis à peine plus d’un siècle, les engrais industriels sont venus s’ajouter à cette panoplie. À la veille de la Première Guerre mondiale, les chimistes allemands Fritz Haber et Karl Bosch mettent au point le procédé qui permet, sous haute pression et à haute température, de forcer la réaction de l’azote de l’air avec l’hydrogène (alors issu du charbon, et aujourd’hui du gaz naturel) pour produire de l’ammoniac (NH3) puis de l’acide nitrique.

Si ce procédé sert tout d’abord à produire des explosifs (dont la fabrication nécessite beaucoup d’acide nitrique !), il permettra ensuite de produire en masse des engrais azotés de synthèse, qui assureront bientôt une part croissante de la fertilisation des sols agricoles, rendant désuète la polyculture-élevage et ouvrant la voie à l’intensification et à la spécialisation de l’agriculture, désormais adossée à l’industrie chimique lourde.

Pour certains auteurs, le procédé Haber-Bosch constitue le « procédé industriel le plus important » de l’histoire moderne. Plus déterminante encore que l’invention de l’avion, de l’énergie nucléaire ou de la télévision. Dès 1924, le biologiste Alfred Lokta s’émerveillait : « Le développement extraordinaire [du procédé Haber Bosch] est bien davantage que le départ d’une nouvelle industrie. Il représente rien moins que le début d’une nouvelle ère ethnologique dans l’histoire de l’humanité, une nouvelle époque cosmique. ».

Et c’est bien de cela qu’il s’agit : cette nouvelle ère s’appelle l’Anthropocène, et aujourd’hui à l’échelle du monde, la quantité d’azote réactif introduite annuellement par l’industrie des engrais dans la biosphère, dépasse celle apportée par l’ensemble des processus naturels de fixation biologique. À l’échelle de la planète, la vitesse de circulation de l’azote a donc plus que doublé.

Ce qui pose problème dans cette accélération, ce sont les pertes environnementales d’azote qui en résultent. En effet, plus on utilise d’engrais azotés pour augmenter les rendements agricoles, plus l’azote apporté perd en efficacité et plus augmentent les pertes par lessivage et volatilisation . On appelle surplus azoté cet excès d’azote amené aux sols par rapport à la quantité effectivement exportée par la récolte.

C’est ce surplus qui cause la contamination des eaux souterraines au-delà des limites de potabilité, qui contamine les eaux de rivières et conduit à l’eutrophisation des zones marines côtières provoquant marées vertes, efflorescences toxiques et anoxie des fonds. C’est ce surplus, également, qui conduit à des émissions atmosphériques d’ammoniac, responsables de la formation d’aérosols avec de graves effets sur la santé humaine.

C’est la raison pour laquelle dans la démarche de définition des limites planétaires au-delà desquelles la viabilité de l’homme sur terre n’est plus garantie, l’équipe de Rockström a retenu la valeur du surplus azoté agricole. La valeur plafond de ce surplus, définie pour protéger localement l’eau et l’air, varie largement selon les régions du monde, mais leur somme à l’échelle du globe peut-être estimée à 60 millions de tonnes d’azote (60 TgN/an), à comparer à la valeur actuelle de près de 130 TgN/an.

Cet écart colossal entre la limite à ne pas dépasser et la valeur effective actuelle justifie l’objectif récemment affiché par la Commission Européenne et par la Conférence sur la Biodiversité des Nations unies de réduire de moitié les pertes environnementales d’azote à l’horizon 2030.

Réduire de moitié les pertes d’azote de l’agriculture pour respecter les limites planétaires ne pourra pas se faire par de simples ajustements de pratiques. Les fabricants d’engrais industriels font miroiter les progrès que pourraient apporter l’agriculture de précision, l’usage d’inhibiteurs de la nitrification dans les sols, l’amélioration variétale des plantes cultivées, etc.

Tout indique que ces progrès, s’ils ouvrent de nouveaux marchés juteux à l’industrie des agro-fournitures, n’entraîneront qu’une réduction marginale des pertes d’azote : le premier levier pour accroître l’efficience et diminuer les pertes, est la réduction de la production agricole elle-même !

Mais peut-on raisonnablement désintensifier l’agriculture sans compromettre la sécurité alimentaire d’un monde qui atteindra 10 milliards de bouches à nourrir en 2050 ? La réponse est oui selon un grand nombre d’études récentes. Mais à condition d’accompagner cette désintensification par trois changements structurels majeurs du système agro-alimentaire tout entier.

Le premier consiste à généraliser les systèmes de cultures qui ont fait leurs preuves dans l’agriculture biologique, basés sur des rotations longues et diversifiées alternant céréales et légumineuses, ce qui permet de se passer des engrais de synthèse comme des pesticides.

Le second levier consiste à reconnecter l’élevage et les cultures, avec des animaux nourris sur les seules ressources fourragères locales (herbe, légumineuses fourragères, grains seulement quand ceux-ci peuvent être produites en excédent des besoins humains) et dont les excréments peuvent être recyclés sur place, assurant la fermeture maximale du cycle de l’azote.

L’élevage industriel étant ainsi abandonné, la part de produits animaux dans le régime alimentaire humain doit être substantiellement réduite : c’est le troisième levier. Un régime alimentaire où les produits carnés et lactés sont réduits à 30 % du total des apports de protéines (contre 65 % en France actuellement) serait non seulement plus sain, en ce qu’il permettrait de réduire les risques de maladies cardio-vasculaires et de certains cancers, mais serait également plus équitable, en ce qu’il diminuerait la part de la production agricole aujourd’hui consacrée à l’alimentation du bétail, et pourrait être généralisé à tous les humains de la planète. À l’échelle de l’Europe, il a été montré qu’un tel scénario agro-écologique est le seul qui permette effectivement de réduire de moitié les pertes environnementales d’azote et les émissions de gaz à effet de serre de l’agriculture.

Il faut donc dépasser l’idée que seule la poursuite de l’intensification de la production agricole industrielle, de sa spécialisation et de l’accroissement du commerce international des produits agricoles permettra d’assurer les besoins alimentaires croissants de la planète. Bien au contraire, ce modèle agricole est aujourd’hui clairement identifié comme cause de perturbation majeure du fonctionnement planétaire. Nourrir la population mondiale future tout en respectant l’habitabilité du monde ne pourra se faire que grâce à des changements structurels majeurs du système agro-alimentaire mondial alliant sobriété, reconnexion et agro-écologie.


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